La dissolution à l'issue des élections européennes, le 9 juin, voulue par le chef de l'État, et le timing express de la dernière campagne des législatives (trois semaines !) ont eu pour conséquence de radicaliser, davantage encore, les propositions programmatiques des partis et de renforcer les tensions politiques, à l'œuvre depuis des mois. Dès le résultat du premier tour des législatives (30 juin), il est apparu que le programme discriminatoire, y compris dans le champ de la santé, de l'extrême droite avait le vent en poupe. Ce fut pour beaucoup une surprise, un choc ! Au second tour, un front républicain a joué son rôle, empêchant l'extrême droite d'arriver au pouvoir. Significativement, une bonne part de la société civile — particulièrement celle qui défend les droits des minorités, qui œuvre à l'égalité pour tous et toutes et à un accès universel à la santé — a contribué à la mobilisation de ce front républicain, dont l'objectif prioritaire était de faire barrage à l'extrême droite et à son projet politique. Pour la première fois, des associations, en nombre, ont pris ouvertement position dans le cadre de ces élections pour faire barrage à un projet qui, bien qu'il prétende le contraire, se situe « hors de la démocratie et de la République », comme le rappelait alors Camille Spire, présidente de AIDES.
Pourquoi un tel engagement ? Sans doute parce que le péril est désormais imminent. Si l'association est bien a-partisane (c'est-à-dire qu'elle ne « roule » pour aucun parti), elle n'en est pas pour autant a-politique. L'association, elle-même, fait de la politique dans le sens où elle agit par des actions (santé, égalité des droits, lutte contre les discriminations, etc.), sur l'équilibre, le fonctionnement, le développement de notre société et qu'elle a pour ambition de contribuer à la transformation sociale au bénéfice de chacune et chacun. « Depuis quarante ans, AIDES est engagée dans la lutte contre l'épidémie de VIH qui repose sur la défense des droits des personnes discriminées et stigmatisées, en premier lieu les personnes vivant avec le VIH et toutes les personnes appartenant aux groupes les plus exposés : les homosexuels masculins, les personnes étrangères, les personnes usagères de drogues, les personnes détenues, les travailleurs et travailleuses du sexe, les personnes trans », rappelait Camille Spire dans le contexte électoral d'alors ; soulignant que les combats de AIDES, tout comme les principes et les valeurs qui les sous-tendent, ont permis des avancées favorables à l'ensemble de la société française, bien au-delà des personnes concernées par l'épidémie de VIH. On peut citer l'échange de seringues, les lois sur les droits des malades, les appartements de coordination thérapeutique, les centres d'accueil pour les personnes consommatrices de drogues, l'aide médicale de l'État, etc. Ces combats (gagnés) ont bel et bien profité à l'ensemble de la société, confortant une vision égalitaire, un souci de tous et toutes ; soit l'exact opposé de ce qui est proposé, aujourd'hui comme hier, par l'extrême droite.
Le front républicain de ces derniers mois ne doit pas faire oublier que les élections récentes ont constitué une nouvelle étape dans la « normalisation » de l'extrême droite et son avancée vers le pouvoir. Une banalisation poussée désormais si loin que certains médias n'utilisent plus le terme d'extrême droite, mais parlent désormais de « droite patriotique » ou de « droite nationale ». Cette banalisation n'est évidemment pas la résultante des seuls choix éditoriaux. Elle est le produit de facteurs multiples. Ainsi, des alliances politiques ont contribué à brouiller le paysage politique et ont installé une certaine porosité entre la droite républicaine et l'extrême droite. Le phénomène n'est pas nouveau, mais a franchi, ces dernières semaines, un cap. Au plus haut niveau de l'État aussi, le choix des stratégies, comme des mots, a contribué à cette banalisation. En renvoyant l'extrême droite à son supposé pendant d'extrême gauche (la fameuse théorie des deux blocs), des élites politiques établissent dans les discours, et probablement dans les têtes une équivalence, mensongère, entre les deux. En laissant prospérer, y compris au sein du gouvernement des attaques contre les « ravages du wokisme » ; en ironisant sur les revendications « complètement ubuesques » des personnes trans ; en expliquant que le programme d'un de ses adversaires politiques est un « programme totalement immigrationniste »… Quels messages le président de la République envoie-t-il ? Son opposition à la dénonciation des injustices et des discriminations subies par les minorités ; son incompréhension de revendications légitimes, son goût pour les formules d'extrême droite des années 90. Après tout, on doit à Le Pen père et à Bruno Mégret le terme « immigrationniste », un mot détestable pour « dénigrer le consensus d'accueil des étrangers et suggérer l'idée d'une conspiration des élites pour faire venir une main d'œuvre immigrée », comme l'analysait la sémiologue Cécile Alduy dans Télérama, le 12 juillet dernier.
On l'a vu avec les dernières élections, l'immigration est une obsession de l'extrême-droite. Elle serait la cause de tous les maux et sa fin, celle de tous les problèmes, y compris ceux que connait le champ de la santé. C'est inquiétant que l'extrême droite ait toujours pensé de la sorte. C'est dramatique que cette « idée » ait fait école, qu'elle ait prospéré dans des partis, des médias, l'opinion publique, certaines élites intellectuelles. Désormais, plus rare est le contre-discours : celui qui démontre l'inanité de ce raisonnement à la fois discriminatoire et profondément antirépublicain. Il y a d'ailleurs une certaine amertume à voir que des personnalités et des formations politiques qui se rêvaient rempart à l'extrême droite en deviennent le marchepied. Bien sûr, cette fois-ci encore, l'extrême droite a échoué aux portes du pouvoir, au grand soulagement d'une bonne part de l'opinion publique et de la société civile : celle pour qui la devise républicaine a encore tout son sens. Mais combien de temps cette digue républicaine va-t-elle encore tenir ? Combien de temps ce péril va-t-il être tenu éloigné de Matignon et de l'Élysée ?
Dans le champ de la santé qui est le nôtre, mais plus largement dans celui des libertés publiques, de l'égalité (d'accès, de traitement, etc.), des droits des minorités, les motifs de préoccupation étaient réels, forts. Ils le sont toujours. Une fois encore, nous avons senti le vent du boulet. Désormais, à chaque élection, celui-ci passe de plus en plus près. Des commentateurs-rices ont parfois ironisé sur l'impréparation de l'extrême droite. Mais nous, étions-nous préparés-es à faire face à ce qui aurait pu arriver en cas de victoire de l'extrême droite ? Il suffit de lire son programme pour en comprendre les implications. Il suffit de regarder partout où l'extrême droite avance ses pions illibéraux contre la société civile et la solidarité pour en saisir les ravages. Il est encore temps de se préparer. In extremis.
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